Tribune de Pierre Delion à propos de l’état de la psychiatrie en France

Réponse à la tribune de Pelissolo et Vallaud.

Le monde daté du 6 septembre 2021

Pierre Delion[1]

La tribune signée par Antoine Pelissolo et Boris Vallaud intitulée « On en va pas dans le mur, nous sommes déjà dedans » tombe à point nommé car la psychiatrie va tellement mal que tous les messages d’alerte ne peuvent que contribuer à rendre les citoyens et leurs élus plus conscients de ce qui est en train de se passer, et décider ces derniers à enfin agir plutôt que de procrastiner une fois encore.

Quelques passages ont retenu mon attention, et je les cite afin de souligner les bonnes idées de leurs auteurs :

« Les réponses données aujourd’hui, malgré le grand dévouement et les compétences des intervenants, sont défaillantes dans presque tous les domaines, avec des structures de soin et d’accompagnement saturées car sous-dimensionnées et en nombre insuffisant. » (…)

« La santé mentale n’est pas seulement un enjeu de santé publique, c’est une question éthique et politique reposant sur de nombreux déterminants sociaux et économiques, touchant à l’éducation, au travail, au logement, à la justice ou encore à l’environnement. Le bien-être psychique de chacun est, par ailleurs, une des conditions essentielles de l’harmonie et de la prospérité de la nation, avec des enjeux cruciaux d’égalité territoriale et sociale. Les plus précaires et vulnérables sont ceux qui paient le plus lourd tribut aux troubles psychiques et à leurs complications. » (…)

« Une loi-cadre sur la santé mentale doit permettre de refonder à la fois l’organisation des soins et leurs budgets, et de fixer les grands objectifs à atteindre à l’aide d’un plan pluriannuel. L’effort d’investissement doit être à la hauteur des retards de financement, de plusieurs milliards d’euros, accumulés au fil des ans. » (…)

« Les principes directeurs sont connus : aller vers des soins plus ambulatoires et inclusifs, tout faire pour soigner sans contraindre et décloisonner toutes les filières (sanitaire et médico-social, psychiatrique et somatique, ville et hôpital, enfants et adultes, etc.). »

Mais ce qui m’a étonné dans leurs justes revendications, c’est qu’ils omettent le dispositif qui a donné à la psychiatrie française une renommée internationale jusqu’à ce qu’elle soit mise en difficulté puis en déroute par les politiques irresponsables des dernières décennies : la psychiatrie de secteur. Bien sûr qu’elle a présenté des défauts et commis des erreurs dans sa mise en place et son application. Mais globalement, c’est en suivant cette politique psychiatrique pensée après la deuxième guerre mondiale, dans un moment où la solidarité primait sur toute autre chose, que la psychiatrie a pu montrer qu’elle savait comment sortir de l’asile et inventer de très nombreuses solutions pour répondre aux problématiques complexes de la psychiatrie, et ainsi « aller vers des soins plus ambulatoires et inclusifs, soigner sans contraindre et décloisonner ». Une véritable révolution psychiatrique a eu lieu grâce à la psychiatrie de secteur et ce n’est pas en inventant d’autres dispositifs que nous pourrons aller plus loin, c’est en donnant les moyens aux équipes de secteur et à tous leurs partenaires indispensables dans le soin psychiatrique de mener les pratiques communément admises qu’elles estiment intéressantes pour les patients, sans se laisser dicter par des instances (fussent-elles « hautes ») trop éloignées des pratiques et des réalités de terrain.

Mais ce qui m’a encore plus interloqué, c’est la très belle déclaration « La santé mentale n’est pas seulement un enjeu de santé publique, c’est une question éthique et politique reposant sur de nombreux déterminants sociaux et économiques, touchant à l’éducation, au travail, au logement, à la justice ou encore à l’environnement » qui semble en complet décalage avec les projets des « éminences grises » de la psychiatrie au ministère. Replacer la psychiatrie dans le monde socio-économique, lui accorder un souci éthique humanisant et l’élever au rang d’une spécialité médicale ayant absolument besoin du politique pour prendre en considération toute sa complexité est tellement loin des déclarations ratiocinantes, besogneuses et monoclonales concernant les seules déterminations génétiques et neuro-développementales qui sont mises en avant, que je me demande si cette tribune est une contribution vraiment authentique ou une manière pour nos décideurs de ratisser encore plus large non seulement auprès de toute la population maintenant concernée par la psychiatrie depuis sa mise en évidence par le covid, mais aussi auprès des équipes de psychiatrie qui sont tellement maltraitées qu’elles en sont à se demander vers qui se tourner pour avoir le moindre espoir de pratiquer une psychiatrie à visage humain.

En effet, « les réponses données aujourd’hui, malgré le grand dévouement et les compétences des intervenants, sont défaillantes dans presque tous les domaines, avec des structures de soin et d’accompagnement saturées car sous-dimensionnées et en nombre insuffisant », est une triste constatation de ce qui se passe à peu près à tous les niveaux de la psychiatrie française, non pas par la faute de la psychanalyse ou de la psychothérapie institutionnelle, mais, outre les conditions budgétaires très dégradées, par l’arrogance devenue inadmissible d’un certain nombre de psychiatres, misant sur les résultats escomptés de la science dans notre domaine, orientant leurs pratiques sur les seules recherches neuroscientifiques et passant au napalm les pratiques d’inspirations psychodynamiques et socio-anthropologiques. Si l’on veut que « le grand dévouement et les compétences des intervenants » soient encouragés et revalorisés, encore faut-il arrêter de les vilipender et de les asservir sans arrêt, en prétendant que seules les pratiques EBM sont valides et toutes les autres obsolètes, voire maltraitantes. Car enfin, qu’est-ce que serait une psychiatrie obligée de choisir son camp entre les neurosciences, la psychopathologie et les déterminants socio-familiaux ? En sommes-nous encore à cette simplification ridicule d’un débat si complexe ?

Si cette tribune se positionne clairement pour plaider en faveur d’une articulation intelligente entre les différents champs de la psychiatrie et les mettre ensemble, sans exclusive, au service des patients, notamment les plus gravement atteints, il est sans doute possible de construire un vaste front de résistance à la déconstruction opérée par les effets d’un capitalisme ensauvagé renforcé par un new management aussi inepte qu’inefficace.

Les décideurs et les politiques sentiront alors le vent du boulet que cette résistance polymorphe vient montrer et accepteront peut-être de sortir d’une logique menée par des lobbies en contradiction avec les intérêts du public.

[1] Professeur émérite de pédopsychiatrie, faculté de médecine de Lille.

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Bruno ROBBES

À propos Bruno ROBBES

Ancien instituteur, maître formateur et directeur d'école de 1986 à 2001 à Garges-lès-Gonesse (Val d'Oise), j'ai pratiqué la pédagogie institutionnelle dans mes classes et m'y suis formé, en groupe avec Jacques Pain, dans des stages avec Fernand Oury. J'ai été responsable dans des stages du CEÉPI. Je reste impliqué dans les réseaux et groupes qui s'y réfèrent. Maître de conférences en sciences de l'éducation de septembre 2008 à août 2019 à l'université de Cergy-Pontoise, je suis aujourd'hui professeur des universités dans cette même université et membre du laboratoire ÉMA (École, Mutations, Apprentissages) - EA 4507. Dans certains cours, je mets les étudiants en situation de s'initier à la pratique de la pédagogie institutionnelle. Après avoir étudié l'autorité dans la relation éducative et pédagogique, je souhaite désormais faire de la recherche-action de pédagogie, avec des enseignants et des équipes d'écoles qui pratiquent des pédagogies coopératives, institutionnelles, alternatives.